XII
CODE DE BONNE CONDUITE

Le lieutenant de vaisseau George Avery se laissa aller dans son siège. Il avait un pied sur son coffre, comme s’il essayait de mesurer les mouvements du bâtiment. A l’autre bout de la petite chambre fermée par une portière, Allday était assis sur un second coffre, ses grosses mains serrées l’une contre l’autre. Il plissait le front en essayant de se rappeler ce qu’Avery venait de lui lire.

Avery revoyait l’Angleterre comme s’il l’avait quittée la veille, et non cinq mois plus tôt. L’auberge de Fallowfield au bord de la Helford, les longues marches dans la campagne, sans être dérangé par les conversations des gens qui vous causaient parce qu’ils étaient entassés avec vous dans la coque d’un bâtiment de guerre. Une nourriture saine, le temps de réfléchir. Le temps de se souvenir…

Il songeait à la lettre qu’il avait reçue, se demandant pourquoi il en avait parlé à l’amiral. Plus surprenant encore, Bolitho avait paru sincèrement heureux de cette nouvelle, même si, à n’en pas douter, il trouvait que son aide de camp se laissait trop porter à l’espoir. Un baiser et une promesse. Il n’osait même pas imaginer ce que Bolitho lui aurait dit s’il lui avait raconté ce qui s’était passé cette nuit-là, à Londres. Ce mystère, cette sauvagerie, puis cette paix lorsque, épuisés, ils étaient restés étendus côte à côte. Et pour ce qui le concernait : tout étonné que ce ne soit pas un rêve.

Revenant à Allday, il lui dit :

— Bon, voilà. Ainsi donc, votre petite Kate se porte à merveille. Il faudra que je lui achète quelque chose avant notre départ de Halifax.

Allday ne leva même pas les yeux.

— Elle était si minuscule, la dernière fois que je l’ai vue. Pas plus grosse qu’un lapin. Et vous savez quoi ? A présent, elle marche.

— C’est ce que dit Unis – il sourit. Et je parie qu’elle tombera un certain nombre de fois avant d’avoir le pied marin.

Allday hocha la tête.

— J’aurais bien aimé voir ça, ses premiers pas. Jamais vu un truc pareil de ma vie. J’aurais dû être là-bas.

Allday semblait plus troublé que ravi. Avery en était tout ému. Il était sans doute inutile de rappeler à Allday que Bolitho lui avait proposé de rester chez lui, après des années de service honorable : il l’aurait pris comme une insulte. Il se rappelait le soulagement évident de Catherine, quand Allday était resté avec son homme. Peut-être sentait-elle que jamais son « chêne » ne lui avait été aussi indispensable.

Avery écoutait le grognement régulier des membrures de l’Indomptable qui taillait sa route en plein Atlantique dans une mer croisée. La veille, ils auraient dû avoir le contact avec le convoi qui se dirigeait vers Halifax, mais les registres du commerce n’étaient pas toujours d’une fiabilité à toute épreuve. Cette guerre exigeait beaucoup de ravitaillement, et c’était la marine qui s’en chargeait. Allez demander pourquoi certains des hommes étaient conduits au désespoir par la séparation et une vie harassante que bien peu de terriens auraient pu imaginer…

Il entendit un bruit d’assiettes au carré, quelqu’un qui riait un peu trop bruyamment d’une grivoiserie. Il jeta un coup d’œil à la portière en toile blanche. Plus loin, vers l’arrière, l’amiral devait réfléchir, concocter des plans. Yovell était certainement avec lui, attendant de rédiger et de recopier les ordres destinés à tous les commandants, du bâtiment amiral au moindre brick, des goélettes aux canonnières. Des visages qu’il avait appris à connaître, des hommes qu’il avait fini par comprendre. Tous, à l’exception de celui qui devait le hanter, feu le commandant de La Faucheuse. Bolitho devait faire une affaire personnelle de la mutinerie ; la tyrannie dont avait fait preuve ce commandant était comme une faille qui aurait dû être réparée avant qu’il ne soit trop tard.

Justice, discipline, répression. On ne pouvait s’en passer.

Et que devenait Keen, peut-être le dernier sur la liste des Heureux Élus ? L’intérêt nouveau qu’il portait à Gilia Saint-Clair, était-ce seulement une passade ? Avery songeait à cette femme qu’il avait tenue dans ses bras, au besoin qu’il avait d’elle. Ce n’était pas à lui de juger Keen.

Il leva les yeux en entendant un pas familier sur la dunette. Tyacke qui venait voir les hommes de quart ainsi que leurs deux conserves avant que la nuit les enveloppe. Si le convoi n’était toujours pas en vue à l’aube, que faire ? La terre la plus proche était à quelque cinq cents milles. Il faudrait arrêter une décision. Mais ce ne sera pas moi. Ni même Tyacke. Comme d’habitude, la charge en reviendrait à celui qui se trouvait dans la grand-chambre à l’arrière. A l’amiral.

Il n’avait pas parlé à Tyacke de la lettre : ce dernier était sans doute au courant. Avery respectait son intimité. Il en était arrivé à l’apprécier énormément, plus qu’il ne l’aurait cru possible après leur première entrevue orageuse à Plymouth, plus de deux ans auparavant. Tyacke ne recevait jamais de lettres de quiconque. En attendait-il ? Osait-il désirer ce lien si précieux avec le pays ?

Il tendit à Allday la lettre d’Unis, espérant la lui avoir lue comme il le souhaitait. Allday, voilà un homme capable d’identifier une volée de signaux à partir de leur couleur ou de leur ordre ; un homme qu’il avait vu instruire patiemment un malheureux terrien ou un aspirant ignorant dans l’art de l’épissure et du matelotage ; un homme qui vous sculptait une maquette si délicate que même le plus pointilleux des marins n’y trouvait rien à redire. Et Allday ne savait pas lire. Ni écrire. Cela semblait cruel, injuste.

Quelqu’un frappa à la portière et Ozzard passa la tête.

— Sir Richard vous présente ses compliments, capitaine. Viendriez-vous prendre un verre à l’arrière ?

Il ignorait ostensiblement Allday.

Avery fit signe qu’il venait. Il s’attendait à cette invitation, l’espérait même.

Ozzard ajouta d’un petit ton sec :

— Toi aussi, bien sûr. Si t’es pas trop occupé.

Avery les observait. Encore quelque chose de précieux : la rudesse d’Ozzard et le petit sourire d’Allday. Il aurait pu tuer le petit homme d’une pichenette. Ils connaissaient leurs forces et leurs faiblesses mutuelles, de toute évidence. Ils connaissaient peut-être même les siennes.

Ces pensées le ramenèrent à la lettre qui se trouvait dans sa poche. Peut-être l’avait-elle écrite poussée par la pitié, ou parce qu’elle était gênée de ce qui s’était passé. Jamais elle ne pourrait comprendre ce que cette lettre signifiait pour lui. Il n’y avait là que quelques phrases, des sentiments très simples, les vœux qu’elle formait pour son avenir. Elle terminait par : « Votre amie affectionnée, Susanna. »

Rien de plus. Il tira sur sa vareuse et ouvrit la portière pour Allday. Mais c’était tout.

Avery avait les pieds sur terre. Susanna, Lady Mildmay, veuve d’un amiral, ne resterait pas seule très longtemps. Elle avait des amis fortunés et il avait pu constater l’assurance dont elle avait fait preuve, grâce à son expérience, lors de la réception à laquelle s’étaient rendus l’épouse de Bolitho et le vice-amiral Béthune. Il l’entendait encore éclater de rire lorsqu’il avait pris la maîtresse de Béthune pour sa femme. Est-ce là tout ce que je puis espérer ?

Susanna était libre, désormais. Elle oublierait vite cette nuit londonienne partagée avec son modeste lieutenant de vaisseau. Malgré cela, il rédigeait déjà sa réponse : la première lettre qu’il ait jamais écrite, à l’exception de celles qu’il envoyait à sa sœur. A présent, il n’avait plus personne.

Il gagna l’arrière, en direction d’un fanal qui se balançait et du fusilier de faction devant les portières.

Allday murmura :

— Je me demande ce que peut bien vouloir Sir Richard.

Avery s’arrêta. Il écoutait le bâtiment et l’océan qui les entourait. Il se contenta de répondre :

— Il a besoin de nous. Je sais fort bien ce que cela signifie.

 

Il faisait froid sur la dunette, on devinait les prémices de la lumière du jour qui allait bientôt se lever et éclairer la mer.

Bolitho s’agrippa à la lisse de dunette. Il sentait le vent sur son visage et dans ses cheveux. Son manteau de mer allait préserver son anonymat encore quelque temps.

C’était l’heure de la journée qui l’avait toujours fasciné lorsqu’il commandait son propre vaisseau. Le bâtiment qui s’animait sous vos pieds, des silhouettes sombres qui se mouvaient comme des fantômes. La plupart des hommes étaient si accoutumés à leurs tâches qu’ils les exécutaient sans y penser, même dans l’obscurité la plus totale. L’équipe de quart de l’aube vaquait à ses occupations, tandis que la bordée de relève rangeait les postes et serrait les branles dans leurs filets, sans que l’on entende un seul ordre ou presque. Bolitho sentait les odeurs qui s’échappaient par la cheminée de la cambuse ; le coq mettait sûrement de la graisse à affûter dans le fond de ses ustensiles. Mais les marins avaient les boyaux solides. Cela valait mieux.

Il entendait l’officier de quart discuter avec son aspirant, de petites phrases brèves et sèches. Laroche était un joueur acharné. Scarlett lui avait vertement volé dans les plumes le jour où il devait se faire tuer, pendant le combat contre l’USS Unité.

Il était presque six heures du matin, Tyacke allait monter sur le pont. C’était son habitude, mais il impressionnait toujours ses officiers qui pouvaient l’appeler à n’importe quel moment, de nuit comme de jour, s’ils avaient un souci. Bolitho l’avait entendu dire à un lieutenant de vaisseau : « J’aime mieux perdre ma bonne humeur que mon bâtiment ! »

Si tu as un doute, dis-le. Son père le lui avait répété bien des fois.

Il arpentait le bord au vent, seul, ses chaussures évitant sans effort les anneaux de pont. Catherine s’inquiétait ; il le savait, même si elle faisait son possible pour le lui cacher dans ses lettres. Roxby était très malade, et Bolitho s’en était rendu compte avant de quitter l’Angleterre. Il trouvait bon que sa sœur puisse partager ses soucis et ses espoirs avec Catherine, alors qu’elles avaient eu des existences si différentes.

Catherine lui avait parlé de l’héritage espagnol légué par feu son mari, Luis Pareja. Tant d’années passées, un autre monde, un autre bâtiment ; tous deux étaient bien jeunes alors. Comment auraient-ils pu deviner ce qui allait leur arriver ? Il se souvenait d’elle très précisément, lorsqu’ils avaient fait connaissance. Il se rappelait ce même courage qu’il lui avait vu après le naufrage du Pluvier Doré.

Cet argent la préoccupait. Il l’avait dit à Yovell, qui semblait comprendre la situation et qui avait accompagné Catherine dans la vénérable étude de notaires de Truro, pour s’assurer qu’elle n’allait pas « se faire avoir par une escroquerie légale » – c’étaient ses propres termes.

Yovell avait été direct, tout en restant discret. « Lady Catherine va devenir riche, amiral. Peut-être très riche. » Il avait été un peu surpris par l’expression de Bolitho, que la perspective de faire fortune inquiétait plutôt qu’autre chose ; fier aussi que Bolitho se soit confié à lui et à nul autre.

Mais à supposer… Bolitho s’arrêta pour admirer les premières lueurs glauques, une lumière timide qui semblait dessiner une mince ligne entre le ciel et l’océan. Il entendit une voix murmurer : « Le commandant monte, amiral ! » et quelques secondes après, Laroche qui accueillait Tyacke en grande pompe.

— Bonjour, commandant. En route est quart nord. Le vent a légèrement tourné.

Tyacke ne répondit pas. Bolitho voyait la scène comme en plein jour. Tyacke allait d’abord consulter le compas et la petite girouette qui aidait les timoniers jusqu’à ce qu’ils aperçoivent les voiles et la flamme. Au passage, il aurait déjà jeté un œil au journal de bord. Une nouvelle journée. Que promettait-elle ? Une mer vide, un ami, un ennemi ?

Tyacke gagna le bord au vent pour venir le saluer.

— Vous êtes debout de bon matin, sir Richard.

Un autre aurait pensé que c’était une question.

— Tout comme vous, James. J’ai besoin de sentir la journée, de deviner ce qu’elle nous apportera.

Tyacke voyait quelques taches roses sur sa chemise, la lumière naissante fouillait le vaisseau.

— Nous devrions apercevoir les autres, c’est imminent, amiral. Le Taciturne devrait être bien au vent et le brick Doon sur l’arrière. Dès que nous les verrons, j’enverrai un signal.

Il songeait au convoi qu’ils attendaient : l’addition allait être salée s’ils ne le retrouvaient pas. Les missions d’escorte étaient toujours fastidieuses et épuisantes, surtout pour des frégates telles que l’Indomptable et sa conserve, Le Taciturne. Elles étaient conçues pour la vitesse et non pour se traîner sous huniers arisés dans la nécessité où elles étaient de garder leur poste près de leurs lourds protégés. Il renifla.

— Cette fichue cambuse, ça empeste ! Il faut que j’en touche un mot au commis.

Bolitho leva la tête vers les hauts en s’abritant les yeux. Les vergues de huniers étaient plus claires, voiles brassées et bien tendues pour prendre ce vent fantasque.

De nouvelles silhouettes apparaissaient : Daubeny, le second, déjà occupé à distribuer avec Hockenhull, le maître bosco, les travaux de la matinée. Tyacke salua derechef et s’approcha du second pour lui parler, comme s’il avait hâte de se mettre en branle.

Bolitho, lui, resta où il était. Des hommes passaient près de lui. Certains regardaient cette silhouette en manteau de mer, avant de faire un détour quand ils comprenaient que c’était l’amiral. Il poussa un léger soupir. Au moins, il ne leur faisait pas peur. Mais redevenir le commandant qu’il avait été… Avoir son bâtiment à soi. Comme Adam.

Il songea à lui, toujours à Halifax, ou encore croisant avec Keen devant les côtes américaines où des centaines de vaisseaux tels que l’Unité ou la Chesapeake se cachaient peut-être. Boston, New Bedford, New York, Philadelphie. Ils pouvaient être n’importe où.

Il fallait que cette guerre épuisante et interminable cesse enfin. Pour lors, l’Amérique n’avait pas d’alliés, mais tout pourrait très vite changer si l’Angleterre donnait l’impression de flancher. Si seulement…

Il leva les yeux, pris au dépourvu par la voix de la vigie qui dominait le vacarme de la mer et de la voilure :

— Ohé du pont ! Voile par tribord avant ! Le Taciturne, à son poste !

— Il nous a vus et a hissé un fanal, commenta Tyacke. Ils sont futés.

Il se tourna par le travers où un poisson venait de jaillir des lames pour échapper à un prédateur matinal.

Laroche annonça d’une voix traînante – c’était une nouvelle manie :

— Il nous a vus et a hissé un fanal. Par conséquent, nous devrions bientôt voir le Doon.

Tyacke tendit le bras.

— Bon, j’espère que la vigie y voit mieux que vous. Cette trinquette faseye comme le tablier d’une lavandière !

Laroche appela un bosco qui traînait là fort à propos.

Et soudain, ils surgirent, voiles hautes et gréement captant les premiers rayons de soleil, les pavillons et les flammes brillant comme des morceaux de métal.

Tyacke resta silencieux. Le convoi était sauf.

Bolitho prit une lunette, mais commença par observer à l’œil nu. Ils étaient gros et lourdement chargés, mais, dans cette lumière pure et pleine d’allégresse, ils avaient une espèce de majesté. Il repensa aux Saintes, comme il le faisait souvent, il se souvenait de ce moment où ils avaient découvert la flotte française. Plus tard, un jeune officier avait écrit à sa mère et comparé ces vaisseaux aux chevaliers en armure de la bataille d’Azincourt.

— Combien sont-ils ? demanda-t-il.

Tyacke, de nouveau :

— Sept, amiral. Du moins, c’est ce qui est indiqué dans nos instructions.

Il répéta : « Sept » et Bolitho crut qu’il se demandait si leurs cargaisons en valaient la peine.

Carleton, aspirant chargé des signaux, était arrivé avec ses hommes. Il avait l’air frais et dispos, et venait sans doute d’engloutir un copieux déjeuner sans se soucier de la puanteur qui sortait de la cambuse. Bolitho lui fit un signe de tête. Il se souvenait de l’époque où un rat engraissé avec les miettes de pain de la cambuse faisait les délices d’un aspirant. Ils prétendaient que le rat avait goût de lapin. Ce qui était un gros mensonge.

Tyacke consulta une fois encore le compas. Il avait hâte d’établir le contact avec le commandant de l’escorte puis de virer de bord pour rallier Halifax.

Carleton s’écria :

— Une frégate en rapprochement, commandant, par bâbord avant.

Il observait la volée de pavillons, mais Tyacke intervint :

— Je la reconnais, amiral. C’est Le Vigilant…

Et Carleton compléta docilement en écho :

— Le Vigilant, trente-huit canons. Capitaine de vaisseau Martin Hyde.

Bolitho se retourna. Le bâtiment à bord duquel Keen et Adam étaient arrivés d’Angleterre, après que le Royal Herald se fut transformé en cercueil pour son équipage. Erreur d’identification ou brutale conséquence d’une haine ressassée ?

Carleton s’éclaircit la gorge.

— Il a un passager pour l’Indomptable, commandant.

— Quoi ?

Tyacke était hors de lui.

— Sur l’ordre de qui ?

Carleton décrypta les signaux et les lut avec soin.

— Un officier général en mission à Halifax, commandant.

Tyacke semblait sceptique.

— Vous avez dû avoir du mal à comprendre tout ça.

Puis, contre toute attente, il dit dans un grand sourire à l’aspirant :

— Bravo. Maintenant, faites l’aperçu.

Il jeta un coup d’œil à Bolitho qui s’était débarrassé de son manteau et faisait face au soleil encore pâle.

Bolitho hocha négativement la tête.

— Non, James, j’ignore de qui il s’agit.

Il fit volte-face et, le regard glacial :

— Mais je crois que je sais pourquoi.

Le Vigilant mettait en panne, un canot se balançait déjà au-dessus du passavant, paré à être affalé. Un petit bâtiment, mais bien mené. L’officier général inconnu devait faire des comparaisons. Bolitho reprit sa lunette et vit, comme la frégate tombait sous le vent, les traces qu’avaient laissées le vent et la mer sur la coque. Un commandement isolé, le seul qui vaille. Il ordonna :

— Faites rassembler la garde à la coupée, James. Et une chaise de bosco en prime, mais je doute qu’on en ait besoin.

Allday était là, et Ozzard avec sa vareuse, qui regardait d’un air désapprobateur la tenue négligée de l’amiral.

Allday lui attacha son vieux sabre en murmurant :

— Temps à grain, amiral ?

Bolitho avait l’air grave. S’il en était un qui se souvenait et qui pouvait comprendre, c’était lui.

— J’en ai bien peur, mon vieux. On dirait que nous avons des ennemis, même parmi les nôtres.

Les fusiliers se rassemblaient à la coupée et capelaient leur équipement. Les baïonnettes brillaient comme de l’argent. Ils se préparaient à manifester leur respect, à saluer encore une fois un visiteur important. Cela dit, ils ne se seraient pas posé de questions si on leur avait demandé de former un peloton d’exécution.

Avery jaillit de la descente, mais hésita en voyant Tyacke le mettre en garde d’un imperceptible signe de tête.

L’Indomptable était en panne et ses marins étaient visiblement heureux d’un événement qui venait briser la monotonie des travaux et des exercices.

Le canot du Vigilant accosta le long du bord. Il roulait sévèrement sous le rentré de muraille. Bolitho s’approcha de la lisse et, se penchant, aperçut le passager se lever dans la chambre, attraper la main courante. Il refusa l’aide d’un enseigne et ignora la chaise de bosco qui se balançait, comme Bolitho l’avait prévu.

Il venait juger les mutins de La Faucheuse. Comment cela pouvait-il se faire, qu’ils se retrouvent ainsi, à cet endroit marqué d’une petite croix sur la carte d’Isaac York ? Et quelle était la main qu’il fallait voir derrière ce choix, guidée par la méchanceté, peut-être même par la jalousie ?

Il regarda l’homme grimper, chacun de ses mouvements lui demandait un effort. Comme cela aurait été le cas pour tout le monde, avec un seul bras.

Le sergent hurla : « Fusiliers… garde-à-vous ! » plus pour cacher sa propre surprise de voir le temps que mettait le visiteur pour émerger que pour autre chose.

Un tricorne apparut, puis des épaulettes de contre-amiral. Bolitho s’avança pour l’accueillir.

— Garde ! Présentez armes !

Un bruit à vous percer les oreilles, les ordres aboyés et le battement des tambours noyèrent sa réponse.

Ils se faisaient face, le visiteur tenait sa coiffure de la main gauche. Ses cheveux tout gris se détachaient sur le bleu sombre de l’océan. Mais les yeux étaient restés les mêmes, d’un bleu plus intense encore que ceux de Tyacke.

Le vacarme s’estompa et Bolitho s’exclama :

— Thomas ! Vous ici !

Le contre-amiral Thomas Herrick remit sa coiffure en place et prit la main qu’il lui tendait.

— Sir Richard !

Puis il lui sourit et Bolitho retrouva pendant quelques secondes le visage de son plus vieil ami.

Tyacke se tenait un peu en retrait, impassible : il connaissait le plus gros de l’histoire, et n’avait pas de mal à deviner le reste.

Il attendit d’être présenté. Mais ce qu’il voyait en face de lui, c’était un exécuteur.

 

Arrivé dans la grand-chambre, Herrick hésita, comme s’il ne savait plus trop pourquoi il était venu. Il regarda autour de lui et, reconnaissant Ozzard qui était là avec son plateau, le salua. Ozzard ne montrait ni étonnement ni curiosité, mais n’en pensait pas moins. Bolitho lui dit :

— Venez par ici, Thomas. Prenez ce siège.

Herrick s’affala avec un grognement dans la bergère à haut dossier et étendit les jambes.

— Bon, je me sens mieux comme ça.

— N’avez-vous pas trouvé Le Vigilant un peu trop petit ?

Herrick esquissa un sourire.

— Non, pas du tout. Son commandant, le jeune Hyde, est un brillant officier promis à un bel avenir, je n’en doute pas. Il voulait me distraire. Me faire plaisir. Je n’en avais pas besoin. Je n’en ai jamais eu besoin.

Bolitho l’observait. Herrick avait à peu près un an de moins que lui, mais il paraissait plus âgé, fatigué, et pas seulement à cause de ses cheveux grisonnants ou des profondes rides qui marquaient la commissure de ses lèvres. Sans doute les séquelles de son amputation. Il l’avait échappé belle ce jour-là.

Ozzard allait et venait silencieusement. Bolitho reprit :

— Un verre, peut-être ?

Il y eut des bruits sourds sur le pont.

— On embarque vos affaires.

Herrick regardait ses jambes de pantalon, sales et trempées après sa grimpette le long de la muraille.

— Je ne peux pas vous donner l’ordre de m’emmener à Halifax.

— Ce sera avec plaisir, Thomas. Mais il y a tant de choses que je brûle d’entendre.

Herrick se tourna vers Ozzard.

— De la bière, je vous prie.

Ozzard ne cilla pas.

— Naturellement, amiral.

Herrick poussa un soupir.

— J’ai vu ce coquin d’Allday en montant à bord. Il n’a guère changé.

— Il est de nouveau père, Thomas. Une petite fille. A dire vrai, il ne devrait pas être ici.

Herrick prit la grande chope.

— Ni nous non plus.

Il regarda Bolitho s’installer dans un fauteuil.

— Vous m’avez l’air en forme. J’en suis heureux – puis, presque avec humeur : Savez-vous pourquoi je suis venu ? Apparemment, toute cette foutue Flotte est au courant !

— La mutinerie. Nous avons repris La Faucheuse. J’ai tout écrit dans mon rapport.

— Je ne peux pas en parler. Pas tant que je n’aurai pas mené ma propre enquête.

— Et ensuite ?

Herrick haussa les épaules en grimaçant de douleur. Il était manifeste qu’il souffrait. Sa grimpette au flanc de l’Indomptable n’avait pas dû lui faire de bien.

— Commission d’enquête. Vous savez ce que c’est… Nous avons connu assez de mutineries de notre temps, non ?

— Je sais. A propos, c’est Adam qui a repris la Walkyrie.

— Je l’ai entendu dire – il hocha la tête. Il n’avait pas besoin qu’on le presse.

Des ordres fusaient au-dessus d’eux, les pieds tambourinaient sur le pont. Tyacke avait remis en route et changeait d’amure maintenant que le chemin était dégagé.

— Il faut que je lise mes dépêches, fit Bolitho. Je ne serai pas long.

— Je peux vous donner quelques nouvelles. Nous en avons eu juste avant de lever l’ancre. Wellington a remporté une grande victoire sur les Français à Victoria, leur dernière place forte en Espagne, si j’ai bien compris – il avait le visage fermé, l’air distant. Toutes ces années où nous avons prié et espéré ce jour, en nous accrochant encore quand tout semblait perdu… et maintenant que ça arrive, je ne ressens rien, rien du tout, dit-il en tendant sa chope vide.

Bolitho le regardait avec une tristesse indicible. Ils avaient fait et vu tant de choses ensemble : soleil écrasant et tempêtes effroyables, blocus, croisières devant les côtes, vaisseaux perdus, braves gens tués, et d’autres encore qui se feraient tuer avant la dernière sonnerie de clairon.

— Et vous, Thomas ? Qu’avez-vous fait pendant ce temps-là ?

Herrick fit signe à Ozzard et prit la chope qu’il lui avait remplie.

— Des broutilles. Aller voir les arsenaux, inspecter les défenses côtières, bref, tout ce que personne ne voulait faire. On m’a même proposé un contrat de deux ans pour diriger le nouvel hôpital maritime. Deux ans. C’est tout ce qu’ils ont réussi à trouver.

— Et à propos de cette enquête, Thomas ?

— Vous vous souvenez de John Corgrave ? Il était procureur à ma cour martiale. Il est maintenant procureur général à l’Amirauté. C’est lui qui a eu l’idée.

Bolitho attendait la suite. Seul le goût du cognac sur sa langue était là pour lui rappeler qu’il avait pris un verre. On ne sentait aucune amertume chez Herrick, pas même de la résignation. C’était comme s’il avait perdu quelque chose, comme s’il ne croyait plus en rien, surtout pas en l’existence qu’il avait tant aimée.

— Ils ne veulent pas d’histoires. Tout ce qu’ils veulent, c’est un verdict qui démontre que la justice passe – il sourit, toujours ce même léger sourire. On connaît la chanson, n’est-ce pas ?

Il se tourna vers les fenêtres de poupe pour contempler la mer.

— Quant à moi, j’ai vendu ma maison du Kent. De toute façon, elle était devenue trop grande. Elle était vide, comme désolée sans… sans Dulcie.

— Qu’allez-vous faire ensuite, Thomas ?

— Ensuite ? Je vais quitter la marine. Je n’ai pas envie de devenir une relique de plus, un vieux cheval de retour qui ne veut plus entendre qu’il encombre ces messieurs de l’Amirauté.

Quelqu’un frappa à la porte. Comme le factionnaire restait silencieux, Bolitho comprit qu’il s’agissait de Tyacke.

Il entra dans la chambre et dit :

— Nous sommes à la nouvelle route, sir Richard. Le Taciturne et le Doon vont rester avec le convoi comme vous en avez donné l’ordre. Le vent fraîchit, mais ça me va assez bien.

— Votre bâtiment a l’air de vous plaire, commandant, lui dit Herrick.

— C’est le meilleur marcheur que j’aie jamais vu, amiral.

Il lui présenta la moitié de son visage défigurée, peut-être délibérément.

— J’espère que vous serez bien à bord, amiral.

— James, lui demanda Bolitho, seriez-vous des nôtres pour le souper ?

Tyacke le regarda et ses yeux étaient éloquents.

— Je vous prie de m’excuser, amiral, mais j’ai encore un certain nombre de choses à faire. Une autre fois… Je serai très honoré.

La porte se referma. Herrick reprit :

— Lorsque j’aurai débarqué, c’est ça qu’il veut dire.

Bolitho se récria. Herrick le coupa :

— Je comprends trop bien. Un bâtiment, un vaisseau du roi – excusez du peu –, s’est mutiné contre l’autorité légale. En temps de guerre, il n’y a pas pire crime, encore plus maintenant que nous affrontons un nouvel ennemi. Avec en prime la tentation d’un meilleur traitement et d’une meilleure paye, ce n’en est que plus dangereux. Je vais bien sûr entendre que cette révolte a été causée par la brutalité d’un commandant, par son sadisme… J’ai vu ça tous les jours, lorsque j’étais jeune enseigne.

Il faisait allusion au Phalarope sans le nommer, mais il aurait pu aussi bien le clamer sur les toits.

— D’aucuns soutiendront que le choix de ce commandant a été une faute, ou qu’il était urgent de le relever de son commandement précédent… un grand classique. Et alors, que dirons-nous ? Qu’à cause de ces « erreurs », il n’y avait pas d’autre solution que de baisser pavillon devant l’ennemi, que de se mutiner et de causer la mort de ce commandant, qu’il ait été un saint ou sacré pécheur ? Il ne peut y avoir aucune excuse. Il n’y en a jamais eu.

Il se pencha, fouilla du regard la chambre envahie par l’obscurité, mais Ozzard avait disparu. Ils étaient seuls.

— Je suis votre ami, encore qu’il me soit parfois arrivé de ne pas trop le montrer. Mais je vous connais depuis toujours, Richard, je devine ce que vous feriez, même si vous n’y avez pas encore réfléchi. Vous seriez prêt à tout risquer, vous en feriez une affaire d’honneur et, permettez-moi de le dire, de simple décence. Vous prendriez fait et cause pour ces mutins, quel qu’en soit le prix. Je vais vous le dire, Richard, vous y perdriez tout. Ils vous massacreraient. Ils ne seraient pas seulement victimes de leur folie, ils deviendraient des martyrs. Des saligauds de saints, si certains y arrivaient !

Il se tut : il avait soudain l’air épuisé.

— Mais vous avez de nombreux amis. Ce que vous avez réalisé et ce que vous avez tenté de faire, rien de cela ne sera oublié. Même cet arriviste de Bethune m’a confié qu’il craignait pour votre réputation. Plus on vous jalouse, plus on vous trompe.

Bolitho passa derrière son fauteuil et lui posa la main sur l’épaule.

— Merci de ce que vous venez de me dire, Thomas. Je veux une victoire. J’en crève d’envie, et je sais ce que cela vous a coûté.

Il vit son reflet dans la vitre comme le bâtiment faisait une embardée. Lui aussi se sentait fatigué.

— Je ne sais pas comment je réagirais si je devais être séparé de Catherine. Mais le devoir, Thomas… c’est lui qui guide mes pas depuis que j’ai embarqué pour la première fois à l’âge de douze ans… et la justice, c’est autre chose.

Il fit quelques pas, il avait en face de lui cette même figure têtue, ce visage fermé, cette détermination qui les avaient rapprochés à bord du Phalarope.

— Je déteste voir des hommes mourir pour rien au combat, alors qu’ils n’ont pas le choix et qu’on ne leur demande pas leur avis. Mais je ne me détournerai pas de ceux-là. On les a trompés, on les a réduits au désespoir et ils sont déjà condamnés par des gens qui sont aussi coupables qu’eux, mais que l’on ne traîne pas en justice.

Herrick restait très calme.

— Je n’en suis pas surpris. Nous soupons ensemble ce soir ? demanda-t-il en s’apprêtant à se lever.

Bolitho sourit : cette fois, cela lui était venu sans effort. Ils n’étaient pas ennemis ; le passé ne pouvait s’effacer ainsi.

— Je l’espérais, Thomas. Utilisez mes appartements à votre convenance.

Il ramassa les dépêches et ajouta :

— Je vous promets que personne n’essaiera de vous distraire ! Il sortit pour trouver Allday qui traînait près d’un sabord.

Au cas où… Allday lui demanda :

— Alors, sir Richard, comment ça s’est passé ? Mal ? Bolitho lui sourit.

— Vous savez, mon vieux, il n’a pas trop changé.

— Alors, fit Allday, ça s’est mal passé.

Bolitho se doutait que Tyacke et Avery l’attendaient, plus soudés que jamais car il s’agissait de quelque chose sur lequel ils n’avaient pas prise.

Allday déclara sans nuance :

— On va les pendre pour ça. Et je ne verserai pas une larme sur eux. Je les déteste. C’est de la vermine.

Bolitho le regarda, un peu ébranlé par cette colère. Allday avait été enrôlé de force, le même jour que Bryan Ferguson. Qu’est-ce qui avait pu leur insuffler ce sens de la loyauté à toute épreuve, un tel courage ?

Et savoir que Herrick connaissait la réponse ne l’aidait en rien. Tyacke aussi la connaissait : la confiance.

 

La croix de Saint-Georges
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